Retour sur l'histoire de la boucherie dans Paris, de la turbulente et arrogante corporation des Bouchers de la Porte, de ses liens avec le pouvoir et une occasion de découverte du quartier médiéval du Grand Châtelet.
** Une boucherie dans la Cité
Au sortir du Haut Moyen-Age, Paris intra-muros ne se résume encore qu'à l'Ile de la Cité.
Mais avec le 11ème siècle, l'évolution de son environnement lui apporte de nouvelles conditions, propices à son extension géographique : les incursions normandes ne sont plus qu'un lointain souvenir et la croissance démographique repart.
La ville étouffe bientôt à l'intérieur de ses remparts insulaires. Hormis l'espace réservé du palais, l'île est un fouillis d'habitations entassées sans plan. L'encorbellement des bâtiments fait gagner de la place dans les logis mais ne laisse passer que bien peu de lumière vers un labyrinthe de venelles, de cul-de-sacs et de ruelles dont la largeur ne dépasse que rarement 2m.
{Image : la rue St-Pierre aux boeufs sur le plan Turgot}
C'est dans cet enchevêtrement confus qu'est installée la première boucherie parisienne connue. Elle est située sur le parvis de Notre-Dame, tout près de l'église St-Pierre-aux-boeufs (la bien nommée) à l'emplacement de l'actuel Hôtel-Dieu. Si la forme de l'échoppe des bouchers au moyen-âge ne diffère guère de celles des autres commerces, le voisinage en est assez différent.
Point de tuerie ou d'écorcherie dédiées (abattoir), les animaux sont abattus au plus près de l'échoppe. Sang, entrailles et excréments souillent durablement le sol non pavé. Les commerces et ateliers du quartier vivant de la même matière première (tripiers, tanneurs, fondeurs du suif pour les chandelles) sont tout aussi polluants et dérangeants pour les voisins. L'odeur infecte l'atmosphère du quartier et même les clients habituels n'hésitent pas à envoyer de nombreuses plaintes au prévôt.
** Le quartier de la Porte
Le retour à des temps de paix relatifs autorise le développement de l'urbanisation hors des murs. L'opportunité est belle de repousser, dès que cela devient possible, les lieux les plus dérangeants hors de l'enceinte vers la rive droite.On se débarrasse des lieux d'exécution (sauf ceux dont l'exemple doit rester édifiant), du cimetière (qui deviendra le cimetière des Innocents) et des commerces polluants à commencer par celui des bouchers.
L'île de la Cité n'est encore reliée à la rive droite que par le Grand Pont, fortifié sur la rive par une haute tour, porte d'accès à la ville.
C'est en ce lieu qu'en 1096, quelques bouchers parisiens, déjà sans doute regroupés en association, louent une maison toute proche de la tour pour y tenir échoppe. Cette maison provient d'un legs d'un sieur Guerry de la Porte faite à un couvent de Montmartre.
{Image : le Grand Châtelet, la place de l'Apport Paris et la Grande Boucherie - illustration de Félix Hoffbauer}
Le commerce des bouchers prospère vite, mais les relations s'avèrent mauvaises avec le propriétaire, le couvent des Dames de Montmartre, les bouchers ne s'acquittant pas de leur loyer. La situation dégénère à tel point que l'abbesse en arrive à réclamer l'arbitrage du roi Louis VII en 1153. Devant la mauvaise foi et la mauvaise volonté des commerçants, ce dernier abolit leur association professionnelle avec tous les privilèges qui s'y rattachent. Il faut une dizaine d'années pour que le pouvoir et les bouchers de la Porte qui continuent à multiplier recours et épreuves de force, arrivent à une entente, les rétablissant dans leurs droits d'association.
On compte à cette époque 23 étals dans la maison qui se trouve à présent à l'ombre d'une forteresse en pierre, le Grand Châtelet, construite en 1130 sous Louis VI en remplacement de la tour en bois initiale.
La croissance de la ville continue de progresser sur la rive droite, noyant rapidement tout sous le tissu de nouvelles habitations. Au début du 13ème avec l'achèvement de l'enceinte de Philippe Auguste, bien au-delà, le Grand Châtelet n'a plus de rôle défensif, il est devenu prison et siège de la prévôté. La maison des bouchers occupe une place stratégique. Elle donne sur la Place de l'Apport Paris (sans doute déformation phonétique de "la Porte"), point d'arrivée au Grand Châtelet de la rue St-Denis, l'un des deux axes majeurs de la rive droite.
La communauté des Bouchers de la Porte occupe à présent une position prééminente au sein des commerçants parisiens, même s'ils ne sont pas les seuls à exercer la profession dans la capitale. On en trouve notamment en l'île de la Cité, sur la montagne Sainte-Geneviève et à l'abbaye de St-Germain-des-Prés.
Mais ils sont reconnus, les statuts de la communauté de métiers sont enregistrés depuis 1182 par Philippe Auguste. Ce même roi doit intervenir à son tour dans un nouveau conflit en 1211 avec l'abbesse de Montmartre sur le paiement des loyers. Les bouchers restent décidément de mauvais payeurs. Au terme de la décision, ils doivent, cette fois, payer une taxe supplémentaire mais en retour, leur location dans la maison Guerry devient perpétuelle.
** La puissante corporation
Durant le 13ème siècle, la richesse de la corporation des bouchers de la Porte ne cesse d'augmenter, accompagnée d'une arrogante assurance de puissance.Le monopole des bouchers sur la viande fraîche ne sera entamé au 16ème siècle qu'avec l'apparition de la corporation des charcutiers et des rôtisseurs.
En attendant, les bouchers de la Porte procèdent à de nombreux achats et locations dans le quartier de la maison originelle : une maison sur le Grand Pont, une autre place de l'Ecorcherie, des acquisitions diverses d'étals ou d'échoppes. Ils occupent bientôt tout le secteur voisin du Grand Châtelet entre les rues Saint-Denis et Saint-Martin , les deux axes principaux de la rive droite, avec comme siège de la corporation, l'église Saint Jacques de la Boucherie, .
Reprenant la tradition des bouchers sous l'empire romain, le métier est devenu héréditaire, dirigé par des grandes familles. Les Maîtres bouchers ne sont plus en boutique, ils ont des varlets pour cela. Il sont devenus chefs d'entreprise, soucieux de gérer leurs biens et favoriser, dans les allées du pouvoir, les privilèges et la puissance de la corporation.
Chaque année, le Jeudi Gras, le grand défilé du Bœuf gras dans la ville est l'occasion de manifester leur puissance (tradition qui durera quelques siècles). Mais en contrepartie, l'image des bouchers au sein de la population reste entachée de la crainte associée à un mal nécessaire. Tabou du sang répandu et de la violence, territoire rendu fétide par les détritus d'abattage, les carcasses, les déchets des écorcheries répandus qui s'écoulent vers les maigres caniveaux. Ils sont aussi des locataires mauvais payeurs qui accumulent des procès dans lesquels les particuliers n'ont que peu de recours contre eux. Leurs employés sont réputés violents. Le bourgeois du Mesnagier de Paris, fin 14ème siècle, ne manque pas de recommander à sa jeune épouse de déléguer à des valets les achats dans les échoppes des bouchers.
{Image : le défilé du boeuf-gras, mais au 19ème siècle car la tradition perdure}
** L'émeute des Maillotins
Au 14ème siècle, les acquisitions immobilières se font plus rares. La Grande Boucherie, la maison Guerry initiale près du Grand Châtelet, s'est vue augmentée de nombreuses constructions annexes la transformant en bâtiment hétéroclite, mais regroupant la plupart des échoppes dépendant des Bouchers de la Porte.Charles VI le jeune roi règne, mais sous la tutelle de ses oncles Louis d'Anjou, Jean de Berry et Philippe II de Bourgogne. Ces derniers ont besoin d'argent, de beaucoup d'argent pour gouverner mais aussi pour leurs deniers personnels. Les taxes pleuvent et bientôt la révolte gronde. Profitant d'une absence du pouvoir parti réprimer une révolte en Flandres, en mars 1382, les paysans de Clichy, ceux des Ternes et le petit peuple parisien se soulèvent, dévalisent l'arsenal où ils s'emparent de masses de combat (maillets). Ils prennent l'hôtel de ville, massacrant notamment bon nombre de collecteurs d'impôts. La révolte dure plusieurs mois jusqu'au retour du roi à Paris en novembre. La révolte est réprimée de façon très violente, et tous les meneurs sont exécutés.
Bien organisées, soucieuses de leurs intérêts, les corporations parisiennes ont largement contribué au soulèvement. Parmi elles, les turbulents bouchers ont été en première ligne. Bientôt, la réaction royale tombe. Les corporations parisiennes sont abolies, perdant leurs privilèges et la prévôté des marchands est supprimée. Les mesures sont rudes et provoquent une réduction d'activité importante pour les commerçants et le petit peuple mais pèsent bientôt lourdement sur les rentrées des finances royales. Cinq ans plus tard, une partie des pouvoirs est rendue aux corporations autorisant le retour à un calme relatif.
** La révolte des cabochiens
Jean sans Peur, plutôt libéral sur les impôts s'acquiert rapidement une popularité certaine dans la capitale. Il y trouve deux soutiens forts et virulents. Le premier est constitué d'une faction populaire menée par Simon le Coutelier alias Caboche. Le second est la communauté des bouchers de la Porte, toujours prête à défendre ses intérêts et dont la soif du pouvoir trouve là une possibilité d'une tutelle princière.
Mais pour l'instant, ce n'est pas la Bourgogne qui a le plus d'influence sur le roi. En mars 1413, une série de taxes est décidée sous l'influence des Armagnacs, touchant surtout les alliés de leurs adversaires, pour faire face à une situation économique catastrophique notamment due à la Guerre de Cent Ans.
C'est l'élément déclencheur d'une nouvelle insurrection parisienne. Les émeutiers se répandent dans la ville. La forteresse de la Bastille est investie (des précurseurs), des massacres ont lieu dans les rues de Paris parmi lesquels on compte celui du prévôt de Paris. Les insurgés arrivent à pénétrer au palais de la Cité, jusqu'au roi qui, humilié, est obligé de se placer sous la protection des émeutiers. Ils obtiennent la rédaction d'une ordonnance royale leur donnant satisfaction et le retour des Bourguignons à l'audience du roi. La partie paraît gagnée pour eux.
** La fin du monopole
Toutefois, la violence partisane des émeutiers a laissé des traces. Paris se soulève et en cinq mois, la situation se retourne. Les Armagnacs sont de retour au pouvoir, Jean sans Peur se retire prudemment en son duché, l'ordonnance est abrogée et les quelques cabochiens restants sont pourchassés et exécutés.Le mauvais choix politique des bouchers n'est pas, non plus, oublié. En 1416, sous prétexte de salubrité publique, le bâtiment de la Grande Boucherie est rasé, l'écorcherie est déplacée et quatre nouvelles boucheries indépendantes et concurrentielles sont créées : à la halle de Beauvais, au Petit Châtelet, au Cimetière Saint-Gervais et derrière Saint-Leuffroy.
La disgrâce ne dure que jusqu'au retournement de situation suivant. Les Bourguignons reviennent auprès du roi, les bouchers de la Porte peuvent reconstruire en 1418 une nouvelle Grande Boucherie sur les ruines de la précédente, mais à leurs frais moyennant le prix énorme de 30 000 livres tournois. Pour eux, une leçon est définitivement apprise, s'ils vont continuer un corporatisme actif, ils ne se lanceront plus en politique.
Au siècle suivant, Louis XI soucieux des contre-pouvoirs posera une main de fer sur les corporations. Louis XII accumulera les amendes contre les bouchers, y trouvant les fonds nécessaires pour la reconstruction en 1501 du Pont Notre-Dame. Et, point final, en 1540, le Parlement mettra définitivement fin au monopole du métier de boucher en la capitale.
{Image : la place de l'Apport Paris et la Grande Boucherie - illustration de Albert Robida}
** Par les ruelles du quartier de la Grande Boucherie
Lorsque se construit l'enceinte de Philippe Auguste à la fin du 12ème siècle, la forteresse du Grand Châtelet et la maison de la Grande Boucherie sont déjà totalement englobés dans le tissu des habitations de la rive droite.
La forteresse est encore le point d'accès incontournable au pont. Le Grand Pont initial, souvent emporté par les débâcles en fin d'hiver, a été remplacé par le Pont au Change couvert d'une double rangée d'habitations et doublé, un peu en aval, par le Pont aux Meuniers sous lequel sont amarrés des moulins flottants.
{Image : le plan du quartier du Grand Châtelet au 18ème siècle}
Le quai de la Mégisserie :
Le manque de place disponible amène à gagner du terrain là où c'est possible, et notamment sur la Seine. Le vaste espace en terre battue qui descend en pente douce vers la Seine voit se construire un mur de soutènement (1369) créant le quai de la Mégisserie vers l'aval et l'implantation de nouvelles habitations.
Le quai ménage également un espace entre le Grand Châtelet et l'ancrage du pont. Dans la place rendue disponible une nouvelle maison hébergea le Parloir aux bourgeois, un conseil de notables parisiens, qui prendra de l'ampleur et finira par s'installer dans un hôtel-de-ville en Place de Grève.
Le parloir jouxte la petite église de Saint-Leufroy, abritant les reliques du saint, évacuées par les moines normands lors des incursions vikings.
Le quai de Gesvres, en amont de la forteresse ne sera construit que sous Louis XIII.
{Image : le quai de la Mégisserie, la Vallée de la Misère, le Grand Châtelet, le Pont aux Meuniers et le Pont au Change - illustration de Félix Hoffbauer}
La vallée de la misère : Au nombre des nouvelles échoppes du quai figurent celles des bouchers. La proximité du fleuve se révèle propice à l'abattage des animaux et au commerce de la viande. Sang, ordures, déchets divers issus de la découpe ruissellent et finissent dans l'égout naturel de la Seine. La rive en contre-bas du quai, prend le nom de Vallée de la misère, non pas à cause de cette activité mais en raison d'une grande crue catastrophique qui, en 1493, noya une partie de la ville.
Outre les places d'accostage du trafic fluvial, la rive proche du pont y est occupée par un marché à la volaille qui prendra au 16ème siècle le nom de Poulaillerie. L'extrémité ouest est quant à elle occupée par des mégisseurs pour le tannage des peaux de mouton.
La ruelle de la Pierre à Poisson : A partir du quai, on peut contourner le Grand Châtelet en empruntant la rue de la Saunerie ** (présence, non loin, des greniers à sel royaux) puis en s'engageant dans l'étroite ruelle de la Pierre à Poisson.
Cette dernière est consacrée à un marché aux poissons d'eau douce depuis Philippe Auguste. La vente s'y fait dans des étals adossés à la forteresse.
Dans les statuts de la corporation des poissonniers relevés par Étienne Boileau en 1260, on apprend que tous les matins, des jurés de la profession passaient pour fixer les prix. Le maître-queux du roi passait pour retenir les marchandises qui lui convenaient et ensuite seulement, les clients pouvaient accéder aux étals. Le poisson était régulièrement arrosé (l'eau puisée à la Seine). S'il devenait invendable, il était donné aux prisonniers du Châtelet ou à l'Hôtel-Dieu. S'il était pourri, on le faisait jeter en Seine.
La ruelle comportait également des étals tenus par l'abbaye de Montmartre pour la vente de tripes.
** Nota : toutes les rues citées ici ont disparu au cours du 19ème siècle
La place de l'Apport Paris et la Grande Boucherie : Au sortir de la ruelle de la Pierre à Poisson, on débouche sur la place de l'Apport Paris. Elle est la partie terminale de la rue Saint-Denis qui s'achève à l'ancienne Porte du Grand Châtelet vers le Pont au Change, un des rares axes pavés de la capitale.
Elle est une des places principales de Paris. Tous les défilés fastueux et festifs lors des entrées princières ou royales en la capitale vers le palais royal s'achevaient en ce point, devant le bâtiment de la Grande Boucherie où les attendaient les Maîtres Bouchers en grande tenue.
Nous n'avons de description de ce bâtiment que pour la version reconstruite à partir de 1418. Il comportait trois niveaux. Une cave permettait le stockage d'outils et de matériaux divers. On accédait au niveau du rez-de-chaussée par quelques marches. A l'intérieur, les étals était répartis autour de deux allées principales se coupant à angle droit. La lumière venait de hautes fenêtres tout autour du bâtiment. Un premier étage comprenait quelques salles réservées aux réunions corporatives ainsi qu'une petite chapelle. A l'extérieur, une multitude d'étals de commerçants étaient adossés aux murs de l'édifice.
Saint Jacques de la boucherie : A partir de la Grande Boucherie, l'église Saint Jacques est à une centaine de mètres. On peut l'atteindre soit en passant par l'étroite venelle de la Tuerie entre le bâtiment et la forteresse, soit en passant par la rue Saint Jacques de la boucherie.
Lorsque les Maîtres bouchers deviennent les notables du quartier, l'église n'est encore qu'une modeste chapelle du 10ème siècle dédiée à Sainte-Anne. En devenant les principaux paroissiens ou du moins les plus riches, ils multiplient les dons avec en retour la possibilité de se voir enterrés en ses murs. Un autre généreux donateur fut Nicolas Flamel.
Les dons sont individuels, aussi la chapelle pousse de façon totalement hétéroclite avec des fragments de styles différents ajoutés morceaux par morceaux au fil du temps.
Entre temps, elle est devenue église paroissiale en 1119 et dédiée à Saint Jacques, servant de point de départ parisien pour le chemin de Compostelle.
Aujourd'hui, il ne subsiste rien de l'église de l'époque des bouchers de la Porte. Le clocher Renaissance, encore en place, date de 1501. L'ancien avait été jugé peu compatible avec l'image de la puissante corporation. Le reste de l'église disparut totalement à la Révolution de 1789.
{Image : l'église St-Jacques-de-la-Boucherie au 18ème siècle}
Pour en savoir plus :
- à lire : La toile sociale et la trame urbaine : la place des bouchers parisiens au Moyen Âge - OpenEditions / Anthropology of food - 2019
- à lire : Les coutumes de la Grande Boucherie au moyen-âge - pour la description des statuts du métier
- à lire : les livres de Georges Depping et René de Lespinasse reprenant les textes du Livre des Métiers d'Etienne Boileau - à consulter pour leurs introductions, notamment sur l'histoire de la corporation des bouchers
- à lire : La destruction de la Grande Boucherie en 1416 - Benoît Descamps - 2004