Il est aussi le témoin de la part prise par les illustrations dans les manuscrits avant que n'apparaisse l'imprimerie, et comment une Bible peut ne comporter aucun texte écrit.
Les Bibles illustrées
Dans le monde occidental chrétien du Haut Moyen-Age, l'activité liée aux manuscrits citant les Écritures est du domaine des moines. Les abbayes les produisent, les recopient, les étudient. Les laïcs n'y ont pas accès, sauf rares exceptions.
Après le premier millénaire, le contexte évolue. Dans le monde du 13ème siècle, les grandes villes se sont développées. Beaucoup d'entre elles disposent d'universités où la scolastique est étudiée. On lit les auteurs grecs mais aussi les auteurs chrétiens.
La copie de manuscrits n'est plus réservée aux moines. Des artisans en produisent, ajoutant des éléments décoratifs et transformant les ouvrages en objets de luxe pour leurs riches commanditaires, religieux ou laïcs.
Les décors sont d'abord des initiales décorées pour le repérage des passages de textes, puis viennent des lettrines, des lettrines historiées avant d'arriver à l'insertion de miniatures petites puis grandes, pouvant couvrir toute une page.
Parmi les grands ouvrages que seul un pouvoir royal peut commanditer, apparaît une forme particulière, les bibles moralisées. Elles ont un but : l'enseignement de la morale aux jeunes princes à partir des textes religieux. Ces manuscrits empruntent une sélection d'épisodes aux Ancien et Nouveau Testaments, illustrés de vignettes et de textes de commentaires fournissant une interprétation ou une "morale" applicable.
La bible moralisée, dite de Tolède, de Blanche de Castille est réputée avoir été utilisée pour l'édification du jeune Louis IX.
Dans les derniers siècles du moyen-âge apparaît une forme héritée des bibles moralisées, la Biblia pauperum, la bible des pauvres. Elle aussi est abondamment illustrée et complétée de textes explicatifs et d'une morale à retirer. Mais le temps a passé et c'est à présent l'imprimerie qui produit ces ouvrages. Bien moins coûteux, ils ne sont plus destinés aux enfants royaux mais aux clercs pour la préparation de leur enseignement.
La Bible de Maciejowski
Ce manuscrit s'inscrit dans cette évolution des manuscrits dont l'illustration devient une composante majeure.
Sur les origines du manuscrit, les historiens s'accordent à lui reconnaître une origine issue d'ateliers d'artisans français de la moitié du 13ème siècle.
Il devait se composer initialement de 48 feuillets de parchemin. Au cours de ses changements de propriétaires successifs, des pages sont retirées et dispersées.
Actuellement, les folios 1 à 42 sont détenus par la Morgan Library de New York, les folios 43 et 44 par la BnF et le folio 45 par le Paul Getty Museum de Los Angeles. Les folios 47 et 48 sont portés disparus.
La taille des pages (40x30cm) est exceptionnellement grande pour un manuscrit du 13ème siècle.
Les zones peintes occupent la plus grande partie de la page et, chose peu courante, figurent au recto comme au verso.
Les folios sont, pour la plupart, organisés en quatre scènes rectangulaires reliées entre elles par la narration de l'épisode figuré.
Suivant les langues et les pays, le manuscrit est désigné sous différentes dénominations, Bible de Maciejowski, Bible de Louis IX, the Crusader Bible. Malgré son appellation, il n'est pas constitué de l'ensemble des textes canoniques, mais d'une sélection d'épisodes empruntés aux débuts de l'Ancien Testament.
Paradoxe : bien que basé sur les Écritures, le manuscrit ne comporte aucun texte, ce qui le distingue des autres Bibles illustrées, au moins dans sa version originelle. Car au fil des siècles, certains de ses propriétaires vont se charger de le compléter, sur les zones en bordure des images, par des textes explicatifs ou des commentaires en différentes langues.
Les péripéties du manuscrit
Bien qu'il n'y ait aucune preuve que Louis IX ait été le commanditaire du manuscrit, plusieurs indices rendent l'hypothèse très vraisemblable.
Pour l'origine des illustrateurs et leurs modèles, on remarque rapidement que les rois bibliques représentés portent une armure de croisés, des couronnes et des sceptres décorés de fleur de lis. Les modes vestimentaires, abondamment représentées, sont compatibles avec le milieu du 13ème siècle et notamment celui de la décennie de la 7ème croisade.
En plus des indices apportés par les illustrations, seul le pouvoir royal disposait des moyens pour lancer l'entreprise d'un d'un ouvrage de cette ampleur.
Enfin, l'absence de texte d'accompagnement ne pouvait le destiner qu'à un commanditaire ayant une très bonne connaissance des Écrits. Ce devait être le cas de Louis IX éduqué et habitué dans sa jeunesse aux Bibles moralisées.
Pendant plusieurs siècles, rien ne renseigne sur les pérégrinations du manuscrit. Les inscriptions en latin sont, à l'évidence, ajoutées de façon plus tardive. Les initiales richement décorées et l'écriture en cursives italiennes les font dater du 14ème siècle.
Le premier possesseur identifié de l'ouvrage est le cardinal Bernhard Maciejowski (1548–1608), l'évêque de Cracovie. Près de trois siècles se sont écoulés depuis l'élaboration du manuscrit.
A l'occasion d'une mission diplomatique dont le cardinal est chargé par le pape en 1608, sa Bible est offerte en cadeau à Shah Abbas le Grand, roi de Perse à Ispahan.
Celui-ci semble particulièrement apprécier les images et épisodes représentés. Pour son usage, il fait apposer en persan des textes explicatifs des scènes représentées.
Encore un siècle se passe, et en 1722 les Afghans s'emparent d'Ispahan. La bibliothèque royale et le trésor sont pillés. Le manuscrit tombe entre les mains d'un nouveau propriétaire qui ajoute des inscriptions cette fois en caractères judéo-persans corrigeant certains des textes latins.
Au début des années 1800, le manuscrit réapparaît lors d'une vente au Caire. Il change encore plusieurs fois de mains pendant le 19ème siècle, époque à laquelle il est amputé de plusieurs pages revendues séparément.
Les folios français sont légués à la BnF en 1883. Les 42 folios principaux sont acquis en 1916 par un collectionneur qui créera la Morgan Library où ils se trouvent encore actuellement
Les ateliers de création du manuscrit
Vers le milieu du 13ème siècle, Paris est devenue la capitale des enlumineurs.
Malgré la parfaite unité de style, l'étude des illustrations fait supposer qu'il y eut sept artistes différents, vivant à Paris, qui ont participé à la création du manuscrit. L'un d'entre eux semble être prépondérant avec presque la moitié des scènes. On lui devrait notamment les scènes de batailles. Au vu de la précision des illustrations, incontestablement, celui-ci avait été coutumier des champs de bataille et avait même, peut-être, été croisé.
Mais pour lui comme pour les autres, la véritable identité des artistes reste un mystère et ils n'ont pu être reliés à aucune autre œuvre.
Pour les pigments employés, les analyses ont donné les résultats suivants : Bleu = bleu outremer / Rouge = Vermillon / Orange = Rouge de plomb (minium) / Vert = à base de cuivre (vert-de-gris ou malachite) / Marron = Oxyde de fer / Noir = à base de carbone / Blanc = Plomb blanc.
On note particulièrement l'emploi du bleu outremer. Historiquement obtenu par broyage de lapis-lazuli, c'était de loin le pigment le plus coûteux. Son utilisation particulièrement importante dans le manuscrit signale une fois de plus le statut élevé du commanditaire comme celui des artisans.
Codes et images du 13ème siècle
- pour représenter les émotions, les intentions des personnages, les enlumineurs médiévaux comme les dessinateurs de bandes dessinées contemporains recouraient à des codes visuels qu'il faut savoir décrypter. C'est le cas de la gestuelle des personnages. Pour apprendre à la lire, le manuscrit fournit une large variété de situations. Les sous-titres facilitent le décryptage.
- la mode vestimentaire est abondamment détaillée. Elle va du pauvre au riche, du paysan au roi, de la naissance à la mort. On notera au passage le détail des sous-vêtements des travailleurs aux champs, l'emmaillotement des nouveaux-nés, les vêtements de nuit, les coiffures, les couleurs employées.
- certains des illustrateurs des scènes de batailles ont certainement fréquenté la vie de camp des croisés leur permettant de représenter le détail de harnachement des hommes et des chevaux, les armes, écus, héraldique, les machines de siège, techniques d'assaut et de défense des villes assiégées mais aussi les blessures infligées.
- les activités plus courantes sont également représentées montrant techniques et ustensiles : les repas, la cuisine, les travaux des champs, les techniques de récolte, la vannerie, la construction.
- les loisirs figurent en large place avec notamment la musique
Pour conclure, cet article présente le manuscrit, mais l'intérêt principal réside dans la consultation. Il ne faut pas manquer de passer du temps pour tout observer.
H.B hoc fecit
Pour en savoir plus :
- plusieurs documents de cette bibliographie sont en langue anglaise. Pour mémoire, un article de Mediéval Bazar explique comment traduire automatiquement, si nécessaire, les pages de sites étrangers. Cela peut se révéler utile.
- à voir et à lire : Le site de la Morgan Library & Museum (en anglais) :
- fournit des informations sur le manuscrit
- permet d'examiner voire de télécharger les folios 1 à 42 du manuscrit et fournit des explications sur les scènes représentées- à voir : sur Gallica, les folios 43 et 44 du manuscrit
- à lire : l' article de Douglas Galbi sur l'étude du manuscrit (en anglais)
- à voir et à lire : la page du site Medievaltymes (en anglais) avec une quantité de détails extraits des folios
- à voir et à lire : rassemblées dans un fichier pdf en français, l'ensemble des illustrations avec sous-titres des épisodes bibliques évoqués
- à lire : La Bible latine, des origines des origines au moyen-âge (un article sur Persée)