samedi 18 avril 2020

Le cimetière des Innocents et l'horrifique 14ème siècle


Nouvelle visite d'un quartier de Paris à la fin du Moyen-Age avec l'ancien cimetière des Innocents, aujourd'hui disparu.
Le 14ème siècle est un tournant. Le climat se refroidit, des famines apparaissent, la Peste Noire atteint Paris, le théâtre de la guerre de Cent Ans se joue sous les murs de la Capitale.
Autant de conditions réunies pour susciter une nouvelle vision de la vie, de la mort, de la Société.

Les cimetières à la fin du moyen-âge

Les premières images de cimetières médiévaux apparaissent avec les Livres d'Heures, à la fin du 14ème siècle, associées aux scènes de célébration de l'Office des Morts.
Le cimetière est toujours accolé au bâtiment de l'église et entouré d'un mur de clôture. Muret de pierres dans les villes ou palissade de bois en milieu rural, la clôture est la séparation entre les mondes des vivants et des morts, mais aussi frontière de territoire féodal. Les textes rappellent que l'accès est libre à tous sauf aux hommes d'armes. Le délinquant peut y trouver asile, mais les gardes sont là, payés pour attendre le temps qu'il faut jusqu'à la reddition.
Le porche d'entrée est toujours ouvert, seules quelques précautions évitent l'entrée des animaux errants : des marches ou une grille. Suffisantes pour les gros animaux, mais chiens, cochons, volailles vaquent en liberté entre les tombes au milieu des broussailles et monticules de terre. Pas de fleurs, seules des croix comme ultime rempart contre les actions du démon.
Être inhumé dans l'église est réservé à de rares privilégiés, le cas courant restant l'inhumation en la terre du cimetière. Le riche bourgeois peut se permettre le cercueil de bois et une fosse individuelle. Pour les autres, il faut se contenter d'un linceul et les plus modestes n'ont droit qu'à la fosse commune..
Lorsque la mortalité devient trop importante, on ne peut respecter les mêmes convenances et la fosse commune devient la règle générale. En 1348, pendant la vague de Peste Noire à Paris, des fosses immenses sont creusées. Elles peuvent recevoir plus d'un millier de paroissiens pour un repos éternel en groupe. Elles ne sont refermées qu'une fois pleines, au grand dam des riverains.





Le cimetière des Innocents
Le site remonte au Haut Moyen-Age. Les archéologues y ont retrouvé des tombes mérovingiennes, mais le cimetière a vraisemblablement été abandonné lors des incursions vikings du 9ème siècle.
Des siècles s'écoulent et l'on ne reparle du lieu qu'au 12ème siècle lorsque l'extension de la ville se poursuit sur la rive droite, au-delà de l'enceinte carolingienne. Les marchés Palu de la Cité et de la place de Grève sont devenus insuffisants. Louis VI entreprend des travaux d'assèchement de la région marécageuse de Champeaux (les "petits champs") hors de l'enceinte pour y installer des halles. Cette nouvelle zone marchande devient un centre d'activité important. Une église et un cimetière y sont ouverts pour recevoir les corps des paroissiens de Saint-Germain-l’Auxerrois.
La réputation du lieu n'est pas fameuse car les travaux d'irrigation sont longs à donner les résultats attendus. Le cimetière est réputé fangeux, nauséabond et des animaux y errent en liberté. Néanmoins, il devient rapidement une place ouverte disponible propice à de nombreuses activités. Des métiers s'y retrouvent et s'y pratiquent : commerçants, écrivains publics, taverniers, prostituées. On y prononce des sermons, on y rend la justice, on y herborise, on y joue, on s'y promène, on s'y rencontre pour discuter métier. Mais après la tombée de la nuit, c'est un lieu malfamé qu'il vaut mieux éviter malgré le fanal de la lanterne des morts qui reste allumé toute la nuit. Le cimetière va constituer une forme de forum jusqu'à sa fermeture au 18ème siècle.
 Initialement hors des murs, le terrain se trouve englobé dans la ville en 1183 avec la fin de l'édification de la nouvelle enceinte par Philippe-Auguste. Il est agrandi et se présente alors comme un vaste quadrilatère d'environ 50m sur 150m, fermé par un mur de 3m de hauteur percé de cinq accès.
Sur le côté Est du terrain, on trouve l'église dédiée aux Saints-Innocents et la porte principale ouvrant sur la rue St-Denis, en face de la rue Trousse-Vache.  A l'autre extrémité du cimetière, une bande du terrain, en bordure de la rue de la Lingerie, est réservée aux inhumations de l'hôpital de l'Hôtel-Dieu.
Une coursive surmontée de combles court sur toute la longueur des murs de clôture. C'est un lieu privilégié pour des tombes individuelles et un charnier pour recevoir les ossements retrouvés à l'occasion du creusement des fosses

Sombre 14ème siècle
Les trois siècles qui suivent l"An Mil ont été marqués par une croissance démographique forte et le développement des grandes villes. Mais au seuil du 14ème siècle, les conditions se détériorent. Le climat entre dans une nouvelle période de refroidissement. A partir de 1309, des alternances de sécheresses et de pluies abondantes conduisent à de graves crises de production agricole dans toute l'Europe occidentale. Les années 1315 à 1317 sont des années noires marquées par de grandes famines qui pourraient avoir causé la disparition de 5 à 10% de la population.
Le pire, toutefois, est encore à venir. En 1348, la Peste Noire qui déferle sur l'Europe atteint Paris. Un tiers de la population disparaît dans cette pandémie. Les disparités sont fortes d'une région à l'autre, et ce sont les villes qui payent le plus gros tribut. La population, déjà fragilisée par les famines successives, vit dans des conditions aggravantes : surpopulation, pas d'hygiène, pas d'égouts, une vermine endémique, des rats, une eau insalubre. La vague passe sur Paris de mars à juillet 1348. On évaluait à un peu plus de 200 000 le nombre d'habitants de la capitale, faubourgs inclus, début du siècle. Il serait tombé aux environ de 80 000 dans la seconde moitié du siècle.
Une situation dramatique au moment où la guerre de Cent Ans ne fait que commencer.
La terre du cimetière des Innocents regorge de corps. Il faut trouver le moyen de faire de la place pour les suivants. Les charniers adossés aux murs d'enceinte sont complétés et agrandis, souvent payés par des bourgeois (Nicolas Flamel en subventionna une partie pour accueillir le tombeau de son épouse Pernelle). Les charniers sont placés dans les combles des arcades permettant l'aération. Tous les murs du cimetière sont utilisés : le Vieux Charnier le long de la rue aux Fers, le Petit Charnier le long de la rue Saint-Denis, le Charnier des Lingères parallèle à la rue de la Ferronerie et le Charnier des Ecrivains le long de la rue de la Lingerie.

La danse macabre
Jusque là, l'image de l'au-delà illustré sur le tympan des cathédrales, était celui du Jugement Dernier. Les défunts ressuscités sortaient nus, frais et roses, de leur séjour en terre.
Mais les famines et épidémies sont passées. Le passage journalier de la charrette des fossoyeurs ramassant les victimes et  l'atmosphère putride des fosses communes ont imposé une vision à bien plus court terme de la mort. Celle des dépouilles et des charognes, amenant à reconsidérer la précarité de la l'existence. 
C'est dans ce contexte, qu'apparaît au cimetière des Innocents une œuvre picturale  dont le thème va connaître un grand succès : la danse macabre. La fresque est peinte de 1423 à 1424 sous les arcades du Charnier des Lingères.
Elle est constituée d'une quinzaine de tableaux. Sur chacun d'eux, un personnage, un homme vivant, est entraîné par la Mort figurée sous la forme d'un squelette, dépouille décharnée, grimaçante. Chaque tableau est complété de textes, dialogues, maximes, proverbes. Tous les statuts de la société sont représentés : pape, empereur, bourgeois, chevalier, moine, médecin, enfant, etc... Le message est clair, la mort peut se présenter à tout moment et, face à elle, tous sont égaux.
La fresque des Innocents connaît un succès local qui va être relayé dans toute l'Europe occidentale grâce aux moyens techniques de la toute jeune imprimerie et l'initiative d'un imprimeur parisien, Guyot Marchand. Ce dernier a l'idée de faire reprendre les images par un xylograveur de talent et de les publier en 1486. Gros succès vite suivi d'un second ouvrage figurant une nouvelle danse macabre, cette fois avec de nouveaux personnages, 36 femmes, celles-ci étaient absentes de la fresque. Le livre et les textes sont rapidement traduits et publiés : Londres. Lübeck, Heidelberg, Genève.
Le thème de la danse macabre est repris et figuré tout au long du 15ème et 16ème siècles dans nombre d'églises, de monastères, puis rappelé dans les almanachs. Cette thématique horrifique va se développer sous de nombreuses formes et pour plusieurs siècles : le Dit des trois morts et des trois vifs, les cavaliers de l'Apocalypse, les transis des tombeaux, les gravures d'Holbein, le triomphe de la mort de Brueghel, les vanités,..

Les Recluses
Les mœurs changent en réaction au passage des fléaux. Si un relâchement de la vie morale peut être noté, une contre-partie avec une tendance aux superstitions religieuses et au mysticisme l'est tout autant.
Un nouveau phénomène apparaît, celui des Recluses. Toujours des femmes, semble-t-il, qui ont décidé d'être enfermées par pénitence ou vocation. Le rituel de leur enfermement était celui d'un enterrement. Elles étaient "mortes au Monde". Ces emmurées vivantes n'avaient de contact avec l'extérieur qu'au travers d'une étroite ouverture par laquelle les paroissiens charitables leur passaient boisson et nourriture.
Le cimetière des Innocents posséda jusqu'à deux reclusoirs. L'histoire garde la mémoire de Renée de Vendômois, condamnée à mort pour le meurtre de son mari, qui sur sa proposition vit sa peine commuée en réclusion à vie. Mais la plus célèbre fut Alix la Bourgotte, recluse volontaire par dévotion qui y passa 46 années d’enfermement. A sa mort, en 1470, Louis XI décida d'un tombeau pour elle en l'église des Innocents.

 

La fermeture du cimetière
En 1669 le charnier des Lingères est détruit et avec lui la fresque de la danse macabre. Au 18ème siècle, la question de la salubrité publique devient critique. Après tant d'inhumations, le sol cimetière est à présent à plus de 2m50 du niveau initial. De macabres éboulements se produisent sur les rues adjacentes. La décision de fermer le cimetière est prise en 1780 suivie de celle de transférer tous les ossements dans les catacombes, carrières souterraines de Paris.


H.B hoc fecit

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