jeudi 26 mars 2020

Paris et son activité fluviale

Oublions quelques temps la grande Histoire, la chronologie, les événements, le pouvoir féodal, la guerre de Cent Ans et les successions dynastiques difficiles pour nous intéresser à la vie prosaïque et quotidienne des habitants d'une grande ville à la fin du Moyen-Age.
Premier article d'une série de visites guidées au cœur du Paris médiéval, sans sortir de chez soi. Commençons par le grand fleuve, la Seine et tout ceux qui circulent dessus.

Deux mots avant de commencer. Une visite guidée serait impensable sans observer le décor environnant, nous serons donc accompagnés dans cette balade par deux documents :
- le plan de Paris de Truschet et Hoyau de 1552, un peu tardif pour le Moyen-Age, mais précis et pittoresque,
- le manuscrit de 1317, Vita et passio sancti Dionysii et ses grandes illustrations montrant la vie fluviale
Les deux documents peuvent être consultés à partir des liens figurant en fin d'article.

Ravitailler la ville
Le développement des villes à partir du 11ème siècle oblige à revoir les schémas de transport. Les limites de la ville de Paris ne cessent de s'étendre, bornées par des enceintes successives, celle de Philippe-Auguste début 13ème siècle, puis celle de Charles V début 15ème siècle. Chaque fois, la nouvelle enceinte englobe des faubourgs et zones agricoles en prévision de disette ou de siège. Mais chaque fois, les zones d'habitations progressent et repoussent les zones agricoles hors des murs, obligeant à encore revoir les circuits de distribution.

Le fleuve est une voie de circulation primordiale pour la capitale. On estime que le trafic fluvial en volume pour la capitale est supérieur à celui de la voie terrestre. La Seine constitue un obstacle entre les rives gauche et droite mais fournit, en revanche, une artère est-ouest de desserte des deux rives et met Paris en relation avec les autres grandes villes du fleuve et de ses affluents.


Les transports sur le fleuve
Les conditions de navigation : A l'inverse des routes qui nécessitent un entretien permanent pour faciliter le roulement des chariots et qui sont dégradées par celui-ci, la voie fluviale s'impose dès l'instant où les charges à transporter sont volumineuses, lourdes pour autant qu'elles ne soient pas périssables.
La géographie du Bassin Parisien donne à la Seine des conditions de navigation favorables. Si les hauteurs d'eau à l'étiage sont faibles sur la partie supérieure du cours, les écarts sont réduits entre les basses et hautes eaux. Le débit est régulier en dehors des inondations toutefois.
La fin du Haut Moyen-Age voit l'aménagement du territoire pour faciliter les échanges entre régions. Au début du 14ème siècle, les bateaux ne peuvent guère remonter la Seine plus loin que Nogent. Après les travaux entrepris par Philippe le Bel, le fleuve est navigable jusqu'à Troyes, sur près de 600 km.

Les bateaux : Au-delà de la Basse Seine, les navires de mer ne circulent pas sur le fleuve. L'essentiel du trafic est assuré par des bateaux à fond plat adaptés aux faibles hauteurs d'eau. Une multitude de formes et de dénominations existent suivant les cargaisons et les régions. Au 14ème siècle, en aval, on trouve des nefs pouvant porter de 55 à 180 tonnes de fret, des batels (40 t) et des foncets (de 15 à 30 t). Au 15ème siècle, les plus grosses nefs peuvent transporter jusqu'à 200 t. En amont de Paris, les embarcations sont limitées par leur tirant d'eau, on trouve des tasches de Bourgogne (30 à 40 t) et des marnoises (10 à 20 t).
Pour donner un ordre de grandeur, une embarcation de 15 m peut transporter de 30 à 40 t de charges. Souvent, pour diminuer les coûts, les bateaux sont amarrés les uns aux autres en véritables convois.
À
Paris, on trouve, en plus, une flottille de bateaux plus petits pour les déplacements des habitants et des petites charges : des nacelles ou flettes (moins de 10 t).

Les chemins de halage : La descente du fleuve par les bateaux marchands ne s'accompagne pas de grosses difficultés en dehors des périodes exceptionnelles. A l'inverse, pour remonter le fleuve, si quelques bateaux utilisent la voile,  très majoritairement, c'est la traction animale qui prédomine par les chemins de halage. Leur entretien est à la charge des seigneuries auxquelles ils sont attachés. Un chemin de halage n'est pas qu'une question de voirie. Il faut organiser les points de péage, un port d'ancrage, de déchargement local, des entrepôts. Il faut prévoir les relais de chevaux de trait. Il en faut huit pour haler les bateaux ordinaires et jusqu'à quatorze pour les lourds bateaux chargés de sel venant de l'estuaire.
Le chemin est long, remonter le fleuve de Rouen à Paris demande une dizaine de jours.

Les péages : Que l'on transporte par voie terrestre ou par voie fluviale, il y a des infrastructures et de l'organisation qu'il faut payer, sans compter quelques rapines de temps à autres.
En 1260, dans son Registre des Métiers, le prévôt Étienne Boileau rappelle que tout navire marchand venant de Normandie doit s'acquitter d'une taxe. En fait, c'est le cas de tout bateau marchand ou transporteur voulant entrer dans le domaine de navigation de Paris. Celui-ci s'étend à 24 lieues en amont et en aval de la capitale et il est sous le contrôle de la  très puissante et donc très riche Hanse des Marchands de l'eau de Paris.

Paris, port fluvial
Navigabilité dans Paris : Le régime du fleuve permet des conditions de navigation constantes, sauf lors des périodes hivernales où l'activité fluviale peut être fortement perturbée, voire arrêtée. Assez régulièrement, la Seine est sujette à des crues. Vingt-deux, particulièrement dévastatrices, ont été répertoriées dans les textes entre le début du 13e et celui du 15e siècle. Le cours du fleuve devient alors incertain. Des bois morts et des arbres entiers sont charriés et viennent s'entasser sous les ponts de bois de Paris les emportant à plusieurs reprises.
Avec une faible profondeur, la Seine en hiver est souvent prise par les glaces et lors de la débâcle, ce sont des blocs de glace qui sont charriés provoquant les mêmes dégâts.

Les ports de Paris : A la fin du Haut Moyen-Age, l'essentiel de la ville réside en l'île de la Cité et son port est celui de St-Landry sur sa rive nord-est. Pas de quais, les berges sont en terre battue avec quelques pontons de bois et des pieux fichés dans le cours du fleuve pour les amarrages.
La ville, toujours trop à l'étroit, s'étend sur la rive droite. St-Landry ne peut plus suffire et au milieu du 12e siècle, la place de Grève devient le lieu des foires et marchés et le port de Gréve attenant sa desserte logistique. Le volume de trafic augmentant, il s'étend progressivement vers l'amont jusqu'à jouxter l'enceinte de Charles V (le quai Henri IV actuel). Les espaces se spécialisent : port au vin, au blé, au foin, aux poissons, au charbon de bois et de terre.
D'autres ports sont créés, Philippe le Bel fait édifier le port St-Paul au début du 14ème siècle (quai des Grands Augustins actuel), Charles V ajoute le port du quai de la Mégisserie, ainsi que celui de la Tournelle.
Des ports privés s'ouvrent également, dépendant de Saint-Germain-l’Auxerrois (port St-Germain),  de l’abbaye Sainte-Geneviève (port de Bièvres), de l’Hôtel-Dieu, port des Tuileries et port de Nesles.
Des ports amont et aval existent au-delà des 4 tours délimitant la ville, pour les bateaux en attente d'accostage et pour le dégagement de ceux qui viennent de charger ou décharger leur cargaison.

Les professions de la batellerie et des ports : Les chemins de halage permettent de remonter jusqu'à Paris, mais s'arrêtent aux portes de la ville. A partir de là, pour les manœuvres, il faut avoir recours aux "avaleurs de nefs", qui tractent les bateaux à la rame jusqu'à leur point d'amarrage, bien entendu contre espèces sonnantes et trébuchantes. A cela, il faut ajouter un coût supplémentaire à chaque franchissement de pont car le passage est étroit, le courant fort et la manœuvre délicate.
Ensuite, les pontonniers sur leurs propres petits bateaux sont chargés de l'amarrage des bateaux au port.
Certaines professions possèdent leurs propres dockers spécialisés, notamment les déchargeurs de tonneaux de vin.


Les denrées et matériaux transportés
Les principaux chargements : La culture vinicole est largement répandue dans tout le bassin parisien. Pratiquement toute la production est transportée par voie fluviale, ce qui représente la partie la plus importante de ce trafic pour l'ensemble du cours de la Seine. Deux seules exceptions : le vin produit dans l'immédiat environnement de Paris et la production des vignobles royaux d'Orléans qui sont acheminés par chariots jusqu'à la capitale.
Le trafic principal du vin descend le fleuve. Les Parisiens sont friands des vins d'Auxerre, de Bourgogne, de Champagne mais apprécient aussi ceux des régions de Laon et de Beauvais acheminés par l'Oise et l'Aisne. Si la pointe d'activité se situe au dernier trimestre de l'année, le trafic est quasi ininterrompu le reste du temps, notamment avec la remontée des tonneaux vides vers les lieux de production.

Le sel est  la deuxième charge par ordre d'importance dans le trafic . A l'inverse de celui du vin, il remonte la Seine en venant des salines de la côte normande, bretonne et poitevine. Rouen est la plaque tournante de ce commerce aux mains des marchands parisiens et rouennais. Les bateaux remontent la Seine, l'Oise, la Vesle, l'Aisne. Ils desservent Paris mais aussi Montereau, Reims et plusieurs autres villes du bassin parisien.

La pierre occupe la troisième place dans le trafic. Le fleuve est le moyen de transport idéal pour ce matériau lourd et encombrant. A partir du 12ème siècle, il est abondamment importé pour la réalisation des bâtiments. Le sous-sol de Paris est riche en calcaire, mais suivant les qualités de pierres requises, d'autres variétés sont nécessaires. La construction de Notre-Dame utilise quantité de pierres provenant de carrières plus en amont, notamment celles des carrières de Bièvres. La construction de la cathédrale de Sens fait appel à ces mêmes carrières, faisant remonter le courant aux blocs de pierre sur de grosses embarcations sur 100 kilomètres.

On sait par des registres que d'autres produits sont transportés : poissons, draps, matières tinctoriales, céréales.
La Bourgogne, en plus du vin, fournit par ses forêts du bois et du charbon. La Brie fournit du blé.
Mais pour toutes ces denrées, les écrits restent très fragmentaires et ne permettent pas de données précises sur les volumes.

Le flottage: Le bois descend de l'amont, de la haute Seine et de l'Yonne vers la capitale et principalement par radeaux.  La navigation est banale mais compliquée par la cohabitation avec le trafic des autres bateaux de transport, ce qui se traduit par de nombreux conflits. Une autre solution était utilisée avec des bateaux en bois destinés à un seul voyage. Après leur déchargement, ils étaient démontés et le bois était vendu comme combustible ou bois de charpente.

D' autres activités

La pêche: Le Registre des métiers d’Étienne Boileau rappelle une règle stricte : le poisson doit être pêché en mer, en rivière ou en étangs. Le poisson en élevage est prohibé.  On trouve très peu de choses dans les textes sur la pêche en Seine dans Paris. Le manuscrit de St-Denis, plus disert, nous montre des exemples de pêche à verge (à la ligne) à bord de petites embarcations et de pêche au filet.
Il est difficile de reconnaître les poissons, à l'exception des anguilles souvent représentées.
La Seine sert d'égout principal de Paris,mais le poisson régulièrement consommé doit être, malgré tout, comestible.

Les passeurs
: Il n’y a que deux ponts pour aller d’une rive à l’autre jusque vers 1370. Les ponts de Paris sont étroits, en bois, et plusieurs sont soumis à péage. La situation se complique encore lorsqu'un pont est emporté par une crue et qu'il faut un certain temps pour le reconstruire. Il s'ensuit un trafic journalier important de petites barques permettant la traversée du fleuve pour des piétons faiblement chargés. On connaît quelques lieux d'embarquement :  sur la rive droite, les ports du Louvre et de St-Gervais,  celui de Saint-Bernard sur la rive gauche, et les ports Saint-Landry et Notre-Dame en la Cité. Sous Philippe le Bel, les rôles de la taille, permettent d'identifier 66 contribuables bateliers et passeurs qui assurent ce trafic.

Les loisirs : Beaucoup de détails figurent et sont à découvrir en explorant le manuscrit de St-Denis. Sur la Seine, on pratique des loisirs en se baignant à plusieurs dans la Seine, nus bien sûr. Et sur des embarcations, on fait des repas de groupe, on tient boutique, on goûte le vin et on marchande le prix. On y dort aussi, seul tranquillement, ou accoudé sur sa cargaison en attendant l'autorisation d'accostage. Tout un petit monde vivant à voir.

H.B hoc fecit

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