mardi 13 juillet 2021

En la Cour des Miracles

Attachée, dans l'imaginaire collectif, au développement de la ville de Paris au cours de la seconde moitié du Moyen-Age, la Cour des Miracles est LE quartier misérable où même les hommes du prévôt n'osent pas s'aventurer. Pour la plupart d'entre nous, ce lieu mythique n'a été évoqué que par le roman de Victor Hugo "Notre Dame de Paris", mais a-t-elle vraiment existé ? et sous la forme décrite ?
Essayons de retrouver des sources d'informations sur celle-ci. 


Le roman de Victor Hugo

Le drame médiéval-romantique
Initialement, l'histoire de "Notre Dame de Paris" devait s'inscrire dans l'optique d'un roman historique dans la veine médiévale ouverte avec succès quelques années plus tôt par Walter Scott. Lorsque Hugo se met à la rédaction en juillet 1830, celle-ci est interrompue presqu'aussitôt par le début de la Révolution dans les rues de Paris contre la Monarchie de Juillet.
L'engagement politique de l'écrivain, farouchement républicain, lui fait mettre de côté son activité littéraire pour prendre part au mouvement. Sous la pression de son éditeur, il se remet finalement à sa table de travail et, cette fois, ne la quitte plus jusqu'au mois de janvier 1831 où le manuscrit est enfin disponible pour la publication.

Entre temps, le plan du roman s'est enrichi laissant la place à des réflexions additionnelles autour de l'intrigue principale du récit.
La description du Paris médiéval de la fin du quinzième siècle (le roman est sous-titré "1482") reste dans le sujet.  Mais Hugo lui consacre l'intégralité du livre troisième du récit, suspendant l'action de ses personnages. Une première partie est consacrée à la vieille cathédrale, à ses tribulations et à ses restaurations malheureuses passées. Au moment de la rédaction,  le bâtiment est en ruine et sa destruction est même envisagée. Le succès du roman va jouer un rôle important dans un retour du goût pour le Moyen-Age. La sensibilisation de l'opinion aboutira quelques années  plus tard à la décision de restauration de l'édifice dans laquelle Viollet-Le-Duc s'illustrera.
Un autre thème se dégage du récit, davantage social et alimenté par l'épisode de la Révolution de 1830: l'émergence du rôle du peuple dans son devenir. La toile de fond de la Cour des Miracles et de son royaume de truanderie se retrouve tout au long du récit culminant avec l'attaque finale de la cathédrale par celui-ci. 

Les antiquités de Du Breul et Sauval
Avant de se lancer dans la rédaction, Hugo s'est livré à un travail de recherche sur le cadre historique de ce dernier siècle du Moyen-Age. Il s'est notamment plongé dans les ouvrages de Du Breul et  Sauval, deux historiens parisiens. Sans doute une façon de justifier ses sources, Hugo cite leurs noms, comme incidemment, dès le premier chapitre du roman.

Le plus ancien de ces deux historiens est le prieur Jacques du Breul, auteur du "théâtre des antiquités de Paris". Du Breul entre comme novice en 1549 en l'abbaye de St-Germain-des-Prés où il va passer tout le reste de son existence. S'il a écrit plusieurs ouvrages sur l'histoire de l'abbaye, son nom reste surtout attaché à l'un de ses derniers livres, son théâtre des antiquités paru en 1608 peu de temps avant sa mort. Le livre est une somme de 1310 pages, consacré à l'histoire de la ville au travers de celle de ses anciens édifices et quartiers.

Henri Sauval naît quelques années après la parution du livre de Du Breul. Issu d'une famille bourgeoise parisienne, il devient avocat au Parlement. En marge de ce rôle, il entretient une passion pour l'histoire. Pendant des années, il effectue des recherches sur celle de la ville et rédige des notes qu'il compte publier. A sa mort en 1676, son manuscrit reste inachevé. Ses notes sont reprises une cinquantaine d'années plus tard, retravaillées avec des adjonctions et retraits. Elles sont publiées finalement en 1724 sous le titre "histoire et recherche des antiquités de Paris" .
Les contemporains de Sauval décrivent le personnage comme truculent mais imbu de lui-même et de caractère difficile. Ses intérêts historiques se révèlent parfois assez différents de ceux du religieux prieur de St-Germain-des-Prés. Cela justifia aux yeux de ses contemporains le retrait de certaines notes de la publication de 1724 pour être regroupées dans des ouvrages indépendants. On peut citer la "Chronique scandaleuse de Paris, ou Histoire des mauvais lieux" publié en 1883 et aussi un "Traité des bordels" consacré aux galanteries des rois de France et à la prostitution parisienne.

Une ou plusieurs cours des miracles

Un nom générique
Si Jacques du Breul semble ne pas avoir évoqué la cour des miracles dans son théâtre des antiquités, il n'en est pas de même de Henri Sauval qui  s'est emparé du sujet, sans doute plus à son goût, et l'a amplement développé. Victor Hugo a lu Sauval, s'en est très largement inspiré, le trouvant adapté au style romantico-médiéval de son roman.

Toutefois, il convient de noter que pour le 17ème siècle de Sauval, l'expression "cour des miracles" est devenue un terme générique désignant tout quartier à la population misérable, survivant de rapines et de toutes formes d'actes délictueux. Un quartier dans lequel la maréchaussée évite de pénétrer.
Sauval identifie de nombreuses cours des miracles, tant à Paris qu'en province. Aussi, bien qu'Hugo ait intégré en quasi totalité sa description, il convient de démêler ce qui relève de LA Cour des Miracles médiévale supposée de ce qui relève de cours des miracles plus récentes pour Sauval.

La rue de la Grande Truanderie
Sauval place la toute première Cour des Miracles dans l'actuel quartier de Paris du Marais, sur l'emplacement de la rue de la Grande Truanderie. Là s'arrêtent ses informations sur le sujet. Le nom de la rue, pour lui, justifiant cette localisation.
Historiquement, à la fin du 12ème siècle, alors que l'enceinte due à Philippe-Auguste est en cours d'édification, l'emplacement n'est encore qu'un vaste espace marécageux à l'intérieur de la ceinture de remparts, peu salubre et vide d'habitations. Le territoire de la ville est encore partagé en plusieurs fiefs et celui-ci relève d'Adam, riche évêque de Thérouanne.
Lorsque Philippe-Auguste décide d'étendre le marché des Champeaux sur la rive droite pour l'approvisionnement de la ville, il doit négocier pour reprendre une partie des surfaces du fief. La construction des Halles lance rapidement l'aménagement et les constructions dans cette partie de la ville. Les premières mentions de la rue apparaissent vers 1250.

Cinquante ans après la mort de Sauval, Jean-Baptiste-Michel Renou, géographe ordinaire du Roi et, lui aussi, avocat au Parlement de Paris, émet une nouvelle explication concernant la dénomination de la rue. L'étymologie pourrait venir d'une racine latine traduisant une levée de tribut ou de taxes. La rue de la Grande Truanderie faisait alors la jonction entre le nord de la halle aux blés et la rue menant à la Porte St-Martin. Elle se trouvait, de fait, sur l'un des axes principaux d'entrées de marchandises pour la ville. Suivant cette hypothèse de Renou, la Grande Truanderie pourrait ainsi ne rappeler qu'un point de péage plutôt que la population de la Cour des Miracles.

La rue des Francs-Bourgeois
Après cette hypothétique première Cour des Miracles, Sauval en place une seconde, un siècle plus tard, dans le quartier de la rue des Francs-Bourgeois, près de l'actuelle place des Vosges.
En 1350, l'existence et la dénomination de la rue est déjà attestée. Elle se situe hors les murs de l'enceinte de Philippe-Auguste mais reste à l'intérieur de l'enceinte de Charles V qui commence à s'édifier.
Il existe là une vingtaine de logements pour les indigents mis en place par les Hospitaliers de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Les habitants, trop pauvres, étaient exemptés des charges dont devaient s'acquitter les autres bourgeois de Paris pour l'enlèvement des boues, l'aide aux pauvres, les lanternes pour l'éclairage, etc.. Le cas de cette exemption fut sans doute suffisamment remarquable pour que la dénomination de la rue y fasse référence. Elle était identifiée auparavant comme rue des Poulies en raison des nombreux métiers à tisser de l'endroit.

En 1415, dans le même quartier, Mazurier, un généreux bourgeois local, fait don d'une grande maison au Grand-Prieur de France, à charge pour celui-ci d'y loger 48 pauvres. Cette population se distingue rapidement des autres habitants du quartier. Laissons Sauval en parler : "lorsque les Commissaires et les Sergents y venaient faire leurs charges, ils en sortaient sans rien faire, que de recevoir des injures et des coups"..." Tandis [que ses habitants] y demeurèrent ils y firent tous les désordres que font d'ordinaire les mauvais pauvres. Le long du jour ils insultaient la plupart des  passants, la nuit ils étourdissaient les voisins par leur tintamarre, le soir ils pillaient et volaient tout ce qui se rencontrait en leur quartier. En un mot, à toute heure leur rue et leur maison était un coupe-gorge et un asile de débauche et de prostitution".
Les générations successives d'habitants des lieux continuèrent à y mener la même vie. Celle-ci s'interrompit toutefois au début du 18ème siècle lorsque l’ilot insalubre fut rasé et de nouvelles maisons construites. Les anciens habitants expulsés durent se réfugier en d'autres quartiers où de semblables habitudes et communautés s'étaient développées, aussi dénommés cours des miracles par similitude.

("Notre-Dame de Paris", le film de 1956 de Jean Delannoy)

 Le royaume de truanderie

Une société en marge

Reprenons la description du modèle de cour des miracles décrit par Sauval et Hugo.
L'emplacement "consiste en une place d'une grandeur très considérable, et en un très-grand cul de sac puant, boueux, irrégulier".... "pour y venir, il se faut souvent égarer dans de petites rues, vilaines, puantes , détournées, et pour y entrer, il faut descendre une assez longue pente de terre, tortue, raboteuse, inégale qui n'est point pavée", le lieu "de toutes parts était environné de logis bas, enfoncés, obscurs, difformes, faits de terre et de boues et tous pleins de mauvais pauvres".
Pour ce qui est de la localisation exacte, Sauval la situe entre la rue Montorgueil, l'actuelle rue St-Sauveur et l'ancien couvent des Filles-Dieu fondé par l'évêque de Paris en 1226, pour retirer des pécheresses qui, "pendant toute leur vie, avaient abusé de leur corps et à la fin estoient en mendicité" (on reste dans l'esprit de l'endroit). Pour situer l'emplacement, nous dirions de nos jours : dans le 2ème arrondissement, la zone s'étendant entre les stations de métro Sentier et Réaumur-Sébastopol.

Dans la société qui peuple les lieux, le royaume d'argot, trois origines ou spécificités peuvent être considérées: les argotiers ou mendiants, les coupeurs de bourses et les bohémiens. Un argot spécifique commun leur permet de se reconnaître et de communiquer de façon discrète.
Les mendiants constituent la population la plus nombreuse, à l'origine de la dénomination du lieu. Le jour, ils sont couverts d'infirmités, de plaies et de difformités diverses, celles-ci disparaissant comme par miracle une fois leur retour en lieu sûr à la nuit tombée.

Le chef du royaume est le Grand Coësre. L'un des chefs dont on garda le nom fut le roi de thunes (thune = aumône  en argot du moment - l'expression finira par désigner de façon argotique l'argent en général au 19ème siècle). Le roi de Thunes fut grand Coësre durant trois ans et finit son existence fort mal, comme il se doit, en mourant sur la roue à Bordeaux..
Le royaume est fortement hiérarchisé. Son chef est entouré d'officiers tels que le Duc d’Égypte, le chef des bohémiens du lieu. Toute une hiérarchie se déploie ensuite : des Cagous (officiers) et des Archisuppôts (des clercs lettrés entrés en truanderie) jusqu'au petit peuple de mendiants, coupeurs de bourses et autres bohémiens. Cette communauté est elle-même subdivisée en catégories suivant la spécialité de chacun,  

** pour les mendiants :
- les narquois, faux soldats arborant fausses blessures et   mutilations
- les rifodés, faux brûlés
- les malingreux, faux malades
- les francs-mitoux, faux épileptiques
- les piètres, faux estropiés ne marchant qu'avec des béquilles
- les orphelins, jeunes enfants simulant la maladie
- les hubains, faux guéris de la rage grâce à saint Hubert
- les coquillards, faux pèlerins
- les mercandiers, faux marchands ruinés.
** pour les autres, des rôles plus classiques :
- les marfaux : souteneurs.
- les capons : comparses
- les millards : voleurs de provisions pour nourrir la communauté
- les prostituées, etc..

Le royaume de truanderie possède des us et coutumes, des formes d'entraide, de religion et des traditions. Il possède aussi quelques rites et épreuves de passage comme celles des coupeurs de bourses pour lesquels les aspirants doivent opérer sans bruit sur un mannequin couvert de grelots.
Et comme il se doit dans toute organisation bien structurée, chaque membre de la communauté doit payer une redevance sur les deniers obtenus.

Aux sources d'Henri Sauval
La description ne manque pas de précisions. Mais force est de constater que rien ne permet de la situer dans le temps. Ceci laisse une imprécision de quelques siècles sur la date de la société décrite,  entre la période médiévale et celle à laquelle Henri Sauval rédige ses notes.
Où a-t-il puisé ses informations ? Même si les archisuppôts du grand Coësre étaient d'anciens clercs, on ne doit pas espérer de leur côté retrouver des archives sur l'histoire et les mœurs du royaume. Et du côté du prévôt en charge de la criminalité à Paris au quinzième siècle et de ses hommes, ils avaient bien d'autres chats à fouetter que de rédiger des traités d''ethnologie sur la société des truands de la Cour des Miracles.

Sauval n'a pas tout inventé. Pour ses descriptions du royaume de truanderie, il a beaucoup puisé dans l' ouvrage de l'un de ses prédécesseurs historiens, le tourangeau Ollivier Chéreau.  

On dispose de peu d'informations sur ce dernier mais on peut situer son existence dans la première moitié du 17ème siècle. Chéreau cumulait la double activité d'écrivain historien et de marchand de laines à Tours.
On lui doit à la fin de son existence de doctes ouvrages tels que :
- "l'Histoire des illustrissimes Archevesques de Tours" en 1654, et
- "L’Ordre et les Prieres de la très noble et ancienne confrairie du Saint Sacrement" en 1656.
Mais pour le sujet qui nous intéresse, c'est un livret qu'il publia 25 ans plus tôt en 1629 qui dut retenir toute l'attention d'Henri Sauval :  "Le Jargon ou langage de l'argot réformé".
L'ouvrage se présente comme un dictionnaire de l'argot pratiqué par des truands comprenant 260 termes ou expressions. Pour certaines d'entre elles, un texte parfois volumineux fournit un lot de précisions et de descriptions en rapport avec l'organisation de la société décrite. On y retrouve notamment les références au Grand Coësre et à ses officiers ainsi que les définitions des mêmes catégories d'argotiers. En résumé, à quelques détails près, il y a là le contenu de la description qu'en donnera Sauval quelques années plus tard. Pour faire bonne mesure, Chéreau ajoute dans son livre des poèmes, chansons, statuts de la corporation, description de ses membres, dialogues, prières, faux compte-rendus de procès et autres documents qui semblent davantage relever de la parodie et laissent penser que le livre était aussi une plaisante facétie.

L'ouvrage fut le précurseur de plusieurs autres dictionnaires d'argot édités dans les années qui suivirent. Certains de leurs auteurs dénoncèrent des inventions de quelques termes d'argot dans l'ouvrage de Chéreau.et des fantaisies manifestes sur certaines descriptions

Et avant Ollivier Chéreau ?
Chéreau emprunte, lui aussi, ses sources à des écrivains antérieurs.
- certains contant la vie d'authentiques (?) truands ayant défrayé la chronique, tel que celle du Capitaine Ragot relatée dans "Le Grant Regret et complainte du preux et vaillant Capitaine Ragot très scientifique en l'art de parfaicte belistrerie" due à Guillaume de Bossozel dans les années 1550
- d'autres se référant au beaucoup plus fantaisiste Pechon de Ruby et à son récit sur "la Vie généreuse des Mercelots, Gueuz et Boesmiens" parue en 1596. Un récit picaresque accompagné d'un des tous premiers dictionnaires d'argot des merciers (vendeurs ambulants) et mendiants (160 termes, parfois très fantaisistes).

Pour nous résumer sur ce point d'ethnologie : Victor Hugo copia Henri Sauval, qui copia Ollivier Chéreau, qui copia Pechon de Ruby, qui fut assez fantaisiste.

 

 

Pour en revenir à la Cour du Moyen-Age

Lorsque Sauval évoque les cours des miracles à la fin du 17ème siècle, il utilise l'expression à bon escient car il s'agit bien d'un terme connu de tous mais qui est devenu un nom générique pour décrire un lieu particulièrement mal famé, nous dirions de non-droit. A cette époque, on en identifie une douzaine rien que dans la capitale.

Au Moyen-Age, le terme n'existe pas. Des chercheurs donnent l'apparition de cette dénomination pour la première fois dans des plans de 1652 et 1654 (on ne trouve guère de plan avant le 17ème siècle).
Le mot de thune pour aumône  (référence au Roi de Thune dont nous avons parlé) n'apparaît lui aussi pour la première fois que dans le dictionnaire de Chéreau en 1629, là encore au 17ème siècle.

Il est certain toutefois qu'à cette époque la notion de ce lieu de non-droit existe déjà. La chronique conserve la mémoire de l'année 1630, lorsqu' on essaya de couper en deux la zone pour y faire passer une nouvelle rue et fragmenter le quartier. Il fut simplement impossible d'y pénétrer pour effectuer les travaux, tous les ouvriers et entrepreneurs qui s'y aventurèrent furent molestés par les résidents qui défendirent leur territoire.

En conclusion, ne boudons pas le plaisir de relire Notre Dame de Paris, (lire Victor Hugo n'est jamais du temps perdu). Apprécions sa description pittoresque du royaume de truanderie, elle fait partie de notre médiéval imaginaire, mais gardons à l'esprit qu'elle reste un anachronisme. Les premières zones qui portèrent la dénomination de cour des miracles se développèrent vraisemblablement au cour du 16ème ou au début du 17ème siècle, plutôt qu'à l'époque médiévale où Hugo la plaçait, à savoir en 1482.   

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