lundi 3 juin 2019

Mesurer l'heure dans le Paris du 13ème siècle

Dans son registre des métiers, le prévôt Étienne Boileau a recueilli, de la bouche des maîtres-ouvriers, les statuts d'une centaine de métiers parisiens à la fin du règne de Louis IX. Au-delà de l'organisation corporative, transparaît la vie quotidienne du peuple de Paris, ville qui devient la plus peuplée d'Europe occidentale au 13ème siècle.
Voyons d'abord comment la journée était découpée et de quels moyens on disposait pour mesurer le temps qui passe.

Le rythme journalier

La France du moyen-âge, à quelques villes près, est rurale. Pour ceux qui travaillent la terre, la journée de travail n'a pas besoin de repères de temps précis. Deux suffisent : le lever et le coucher du soleil.
Pour ceux qui prient, la question est tout autre. Avec la Règle de Saint-Benoit instituée vers 530, la vie monastique se répartit en moments de prière, mais aussi en moments de travail. Cela impose une organisation de la journée, ponctuée de sonneries de cloches pour que chacun sache quand passer d'une activité à l'autre.
L'enceinte parisienne de Philippe Auguste jouxte et même inclut plusieurs grandes abbayes dont les sonneries de cloches servent de repères en cours de journée au reste de la ville. A ce rythme religieux s'ajoute celui, tout à fait laïc, imposé par le prévôt pour la sécurité des habitants de la cité : ils sont libres de vaquer à leurs occupations le jour, mais contraints par le couvre-feu la nuit.

Une journée de 24 heures ?

Découper une journée en heures d'une durée égale n'est pas chose aisée. Le 13ème siècle ne sait pas encore le faire.
Le haut moyen-âge européen continue d'utiliser les vieux principes romains pour structurer le temps qui passe. La partie diurne du jour, comprise entre le lever et le coucher du soleil, est découpée en 12 heures. Le jour n'ayant pas la même durée en été et en hiver, la durée du jour et des heures fluctue tout au long de l'année.
C'est moyennement pratique, mais l'on n'a pas mieux.
Pour mesurer le temps, on dispose du cadran solaire. Le dispositif est simple mais il se heurte à une difficulté de principe : comment le graduer avec des heures dont la durée change chaque jour ? Faute de mieux, on effectue une graduation quelconque qui sert de repère visuel, plutôt que d'une référence aux 12 heures du jour.
La situation commence à évoluer à la fin du 13ème siècle, lorsque l'idée d'une Terre sphérique tournant autour de son axe commence à se préciser. Il en découle une amélioration décisive pour les cadrans solaires. Si, au lieu de donner un angle quelconque au gnomon, on l'incline parallèlement à l'axe de rotation terrestre, son ombre tourne à la même vitesse que celle de la Terre. Il peut alors être gradué en heures de durées égales. On avait 12 heures diurnes, on ajoute 12 heures théoriques nocturnes, on arrive enfin à un jour de 24 heures égales, communes partout.
Il faut, toutefois, attendre 2 à 3 siècles pour que tout cela soit théorisé et totalement maîtrisé.

Les horloges mécaniques

Si la mécanique a fait de gros progrès, elle continue à butter sur la question de la régulation de la vitesse. En 807, le calife Haroun-Al-Raschid offre une horloge à automates à Charlemagne, un bijou, une merveille, mais encore une horloge à eau, seul dispositif connu ne dérivant pas trop sur de longues durées.
A la fin du 13ème siècle, le principe de l'échappement en horlogerie connaît ses premiers pas. La plus vieille horloge mécanique connue est celle du prieuré de Dunstable en Angleterre. Elle date de 1283.
En France, un siècle plus tard, la première grande horloge mécanique est installée à Paris dans le Palais de la Cité en 1370. Il faut cependant encore attendre une cinquantaine d'années, en 1418, pour qu'un cadran extérieur lui soit ajouté et que l'on puisse parler d'une horloge publique.
Plus qu'un objet pratique, il s'agit d'un signe de prestige. Grand mécène et collectionneur compulsif, le duc Jean de Berry ne s'y trompe pas. Ne voulant pas être en reste avec la magnificence de son royal frère, il fait édifier en 1389 en sa bonne ville de Poitiers un beffroi de 41 mètres portant, bien visible de tous, le "Gros horloge". Il a trente ans d'avance sur le cadran public de l'horloge de la Cité ce qui va susciter les jalousies parisiennes avant que le roi finisse par leur donner satisfaction. 

Les heures canoniales, les horloges à eau et les cloches

Au 6ème siècle, la Règle de Saint-Benoit met en place la Liturgie des Heures définissant les offices religieux à célébrer chaque jour dans le cadre monastique. La journée se trouve ponctuée de huit étapes :
- Vigiles : entre minuit et le lever du jour
- Laudes : à l'aube
- Prime : au lever du soleil
- Tierce : troisième heure après Prime
- Sexte : sixième heure après Prime
- None : neuvième heure après Prime
- Vêpres : après-midi ou au début de soirée
- Complies : le soir, avant ou après le coucher du soleil.
Initialement calées sur le lever et coucher réels du soleil, et donc variables au cours de l'année, les heures canoniales finissent par se stabiliser avec la disponibilité de moyens permettant la mesure de l'écoulement du temps. Prime paraît fixé vers 6 heures du matin et de là les heures s'échelonnent toutes les 3 heures pour la partie diurne : Tierce à 9h, Sexte à midi, None à 15h, etc..
L'existence d'horloges dans les monastères apparaît dans les textes mais les aspects techniques en sont éludés. Comme aucune horloge ne nous est parvenue, on ne peut que supposer qu'il s'agissait d'horloges à eau qui existaient à la même époque dans certaines demeures seigneuriales.
Le principe de ces horloges est simple : un récipient se vide de façon régulière dans un second. Lorsque le niveau prévu est atteint, une bascule fait tomber une bille sur un timbre, prévenant (ou réveillant) le servant de l'horloge à qui il ne reste plus qu'à faire retentir les cloches, remplir le premier réservoir et vider le second pour lancer l'étape suivante.
L'univers sonore monastique est ponctué par les sonneries de cloches. Grandes et petites abbayes proches de Paris font profiter la ville de cette heure généreusement, sans doute avec quelques décalages. Les églises de quartier n'ont plus qu'à relayer la sonnerie. Enfin, le timbre grave du bourdon de Notre-Dame, achevée vers 1260, se joint au concert, entendu en tous lieux de la ville.
Généralisant le cas de Paris, en 1472, Louis XI décide que les cloches de toutes les paroisses et églises du royaume doivent résonner trois fois par jour, matin, midi et soir, accompagnées d'une prière à Madame Marie.

La mesure du temps à domicile

Tout le monde ne peut pas s'offrir une horloge mécanique, mais la mesure du temps va se populariser à partir du 14ème siècle avec de petits dispositifs.
Le sablier devient un objet courant pour mesurer des petites durées : le temps d'une prière, le temps accordé à un orateur pour son discours, etc...
La bougie graduée permet d'apprécier des durées un peu plus longues. Outre leur graduation, elles peuvent comporter des clous ou billes qui sont libérés et tombent sur un timbre lorsque la flamme atteint leur niveau. L'éclairage est assuré en majorité par des chandelles constituées de graisses végétales ou animales (suif de bœuf ou de mouton) dont la forme et vitesse de combustion sont encore très irrégulières. Au 14ème siècle commencent à apparaître les bougies en cire d'abeille.

Le couvre-feu

Le rythme religieux se complète d'un rythme local, spécifique à Paris puisqu'il dépend du très puissant prévôt, représentant du roi pour l'administration de la ville. Cet éminent personnage dispose de la haute main sur la sécurité..
Dès la tombée du jour, le couvre-feu est décrété. Pour éviter toute confusion avec les cloches d'appel à la prière, à Paris c'est au son du cor qu'un vigoureux sonneur fait retentir du haut de la tour du Grand-Châtelet, que le signal annonçant le début et la fin du couvre-feu est donné.
La ville se protège de l'extérieur, toutes les portes de la ville sont closes et gardées. Elle se protège aussi de l'intérieur contre le feu. Les braises des foyers, qui ne peuvent plus être surveillés la nuit, doivent être couvertes par un couvre-feu (l'instrument). Les bougies et torches doivent être éteintes.
La ville se protège aussi contre tous ceux qui profitent de la nuit pour se livrer à des activités interdites. Les voyous, mais aussi les turbulents escoliers du Quartier Latin qui en profitent pour organiser des chahuts, rixes, violences, vols et farces de mauvais goût au sortir des cabarets.
Le guet circule pour s'assurer que le couvre-feu est respecté, surprendre les délinquants et protéger le bourgeois attardé qui retourne chez lui.

Pour en savoir plus
- Le duc Jean de Berry et le Gros Horloge de Poitiers -
- Les moines dans la société du moyen-âge - (Persée)
- St-Germain-des-Prés au moyen-âge - (Persée)
- Les cloches en France au moyen-âge: étude archéologique et approche historique
- Une approche littéraire des cloches et horloges médiévales
- Métiers et corporations, le livre des métiers d'Etienne Boileau - René de Lespinasse - (Gallica)

Illustrations :
- L'horlogium sapientiae - manuscrit du 14ème siècle
- Cadran solaire à Pompéi
- La tour de l'horloge du palais de la Cité
- Le clocher de St-Germain-des-Prés
- Miniature à l'horloge à eau - La guérison du Roi Ezéchias
- La tempérance portant un sablier - Bible 1338
- La forteresse du Grand-Châtelet - gravure de 1800
- Un couvre-feu en argile